
Chapitre 1
Partir à la rencontre
Fin août. Rituel d’une arrière – saison qui range au rayon souvenirs les aventures de l’été. Comme chaque année, c’est dans ce moment – là que j’ai la chance de prélever, à Saint – Michel en l’Herm, un îlot d’espace – temps, hors de la trépidation des quotidiens nerveux, où viendra battre bientôt la vie dite moderne. Déjà, comme une première et maladroite copie de rédaction, le supermarché annonce la couleur, celle des cartables et des trousses, du matériel scolaire, des règles, des rapporteurs, des équerres ; comme autrefois, c’est l’heure des préparatifs. Les congés des grandes vacances ont certes été écornés, au fur et à mesure des réformes de l’Éducation nationale ; finies les rentrées majestueuses du début octobre qui prolongeaient le temps des vendanges. Mais la jeunesse, épaulée par des parents au zèle suspect, se met tout comme hier en ordre de bataille. Un peu comme jadis, dans des époques bien plus anciennes qui remuent encore beaucoup ici, on s’apprêtait aux joutes, en fourbissant ses armes, en ajustant ses tenues. Cote de maille ou blouse, cuirasse ou sac au dos, lance ou stylo encre, chacun prend ses marques et se signe. Les trompettes se changeront bientôt en sonneries, et à Dieu vat ! Un nouveau cycle s’ouvre, avec ce qu’il faut d’espoirs et de craintes. Une autre histoire, qui ne leur est pas vraiment inconnue, commencera demain pour les enfants. Mais je n’en suis pas là. Spectateur attardé sur cette côte vendéenne, j’avance à reculons ou, du moins, en démarche de crabe. Quelques jours pleins à vivre ici, cela ne se marchande pas.
Fin août. Comme on retarde l’échéance. Comme on voudrait qu’il n’y eût plus d’échéance. Des hirondelles se sont attroupées, à grand renfort de claquements d’ailes, sur les dernières branches d’un marronnier, au jardin de la Bourdonnière où les feuilles commencent à jouer à l’automne. J’écris dans une ancienne cellule du logis des moines, toute blanche, au premier étage d’où par la fenêtre aux vingt quatre carreaux, on ne sait plus rien du monde que ce ciel saturé de bleu, ces arbres immenses, interlocuteurs privilégiés du regard ; en contre–bas, on aperçoit, recroquevillée dans son pré carré de verdure, la cabane délabrée de la Ruche où nous inventions jadis notre repaire de cousinade.
L’abbaye demeure comme protégée du monde par une enceinte qui a pour double fonction symbolique de la séparer et de la relier à l’univers. J’écris dans cette disposition de l’âme. Rien d’un véritable isolement, mais l’écart volontaire à partir duquel les choses seront regardées différemment. À cet instant, par exemple, je distingue nettement le moteur d’une voiture qui accélère sur la place de l’église, je suis l’exercice vocal de deux poules qui, dans le jardin potager, s’égosillent sans retenue. Une tourterelle entame son tour de chant, attendant que d’autres condisciples la rejoignent dans son tempo ternaire. En restant un peu plus longtemps à l’écoute de cette aurore, à présent bien avancée, il me semble que je reconnaîtrais les partitions sonores de tous ces oiseaux devenus familiers et dont je connais pourtant si peu les mœurs et les coutumes. Martinet noir, bergeronnette grise, rouge-queue, grive musicienne, fauvette à tête noire, mésange charbonnière, chardonneret élégant, geai des chênes, pie bavarde, étourneaux, sansonnets…Une litanie de noms ne suffirait pas à dire ces habitants qui logent ici dans l’impensable indivision d’un jardin en été. Ils rendent à leur façon un hommage journalier à Olivier Messiaen, ce compositeur qui recueillit avec ardeur et patience de multiples chants d’oiseaux et élabora une de ses œuvres les plus singulières, le Réveil des oiseaux (1953). Olivier Messiaen serait heureux dans ce monde de pépiements et de trilles, lui qui fut l’incomparable maître de musique de mon oncle, le compositeur Maurice Le Roux qui, au milieu de ces nombreux voyages, aimait se ressourcer à l’abbaye de Saint-Michel en l’Herm. Et ainsi ces chants d’oiseaux, mine de rien, opèrent comme en sourdine ce matin l’art des correspondances entre la nature, l’art et la mémoire. « Sans avoir l’air d’y toucher« , aurait dit l’expression familiale.
À dire vrai, je rêve d’instituer dans ma république imaginaire, un jour, différent des autres, qu’on appellerait Jour du Chant des Oiseaux. De l’aube au crépuscule, chacun n’aurait qu’une tâche de la plus haute importance à accomplir : tendre l’oreille pour se mettre à la disposition des volatiles. Toute action serait subordonnée à cette pratique. Les trilles dicteraient nos échanges les plus conventionnels. Elles les transformeraient assurément. En somme, toute la population serait invitée -car les décrets auraient valeur d’invitations – à changer de longueur d’onde, le temps de cette journée spéciale. Évidemment, appeler l’autre d’un nom d’oiseau ne serait plus une formule péjorative mais, au contraire, un signe de haute fraternité. Le dicton de ce jour de bénédiction pourrait bien être : « Plus on reste immobile, plus on entend. » Ce jour serait jour férié, entre tous, hommage des humains redevenus modestes à leurs frères ailés, trop longtemps négligés…
L’œil à présent me ramène au théâtre des observations visuelles. Sur le linteau de la fenêtre, une araignée officie déjà. Le passage des hordes d’estivants l’a sans doute un peu perturbée, mais le temps joue pour elle ; dans une des mailles de la toile, elle doit le savoir. Bientôt, derniers hôtes à forme humaine de l’abbaye, nous repartirons. Nous quitterons le promontoire crayeux pour rejoindre la plaine du marais desséché. Rue des anciens quais, Port-Mahon : quelques noms sont restés portant témoignage de ce temps où Saint-Michel en l’Herm était une île. Je crois bien que dans la part la plus secrète de leur âme, ses habitants ne l’ont jamais oubliée.
Nous tenterons d’emporter avec nous cette sagesse des insulaires qui connaissent la science des départs et des retrouvailles, de l’auto – subsistance et de la rencontre avec l’inconnu. De notre embarcadère, désormais tracé en pointillés dans nos mémoires, nous reprendrons le parcours exactement inverse à celui qu’entreprit en 682, Ansoald, évêque de Poitiers, et les quelques moines venus de Hério (Noirmoutier) au moment où ils accostèrent sur le rocher du Vieux Condet. Nous déserterons l’île – ermitage qu’Ansoald avait jadis investie . Le règne appliqué de l’araignée de septembre pourra reprendre.
Il y a tant d’habitants ici à rencontrer, comme cette araignée du matin, ce chat-huant d’hier soir, ces chauves-souris, redoutées naguère, aujourd’hui devenues espèces menacées, qui ont élu domicile dans la salle capitulaire pour tenir conseil, ces habitants qu’on voit parce qu’ils se sont costumés pour nos yeux étonnés, ceux-là aussi qui font semblant de se taire, attendant que nous leur fassions signe. Tant d’habitants qui logent dans un des multiples ordres – dans la mesure où ce mot a quelque sens vertueux – que déploie l’univers. Je parle ici d’un ordre, non en pensant aux lois pesantes qui sont souvent le lot des hiérarchies, ni même dans l’esprit du rangement clôturé, mais plutôt comme une aire spécifique, portée par les limites qui lui donnent sa liberté intérieure, un domaine, une sphère peut-être, un territoire ayant son langage, ses techniques, ses coutumes, ses lois. Ainsi en est-il ici du règne minéral, du monde végétal, de la vie des animaux et bien sûr, de l’histoire humaine qui remue dans ce territoire des autres ; et comment oublier les anges et même les archanges, puisque le nom de Saint-Michel porte sa flèche au centre de ce pays ? On peut de la sorte se vouer à chacun de ces ordres – une vie n’y suffirait pas – pour en cerner un peu mieux les formes complexes, en goûter les odeurs, en scruter la mémoire ; on peut aussi, comme dans un jardin à l’anglaise – et les élans romantiques de la végétation locale de l’abbaye nous y invitent – désirer des parcours de traverse. D’une pierre sculptée sur un des chapiteaux du chauffoir, on rencontre un lierre qui nous accroche ; le jeune bananier intempestif nous rapproche des ombres de la basse – église. On passe comme cela d’un espace à l’autre par quelques portes dérobées qui ouvrent sur d’autres mondes, qui à leur tour ont des choses à nous raconter parce que le moment est venu. Et rien ne dit que la vacuité ne nous accueillera pas à un angle du parcours pour nous rappeler l’impermanence de tout séjour.
J’aime cet art de la promenade, fait de coïncidences, de rebonds, de digressions. Peut-être s’y retrouvera-t-on un jour si l’on a accepté de s’y perdre. Du moins, si rien ne vient maîtriser la flottaison consentie, la dérive aléatoire, aura-t-on appris à recevoir un peu de la vraie nature de l’univers avec lequel nous faisons corps. Et nous serons plus à même de lâcher une de ces boutades qui nous réjouissent par leur fluidité de délicate égarée. Oui, ici assurément, les portes sont ouvertes à tous les ciels.
Dans ma république de l’imaginaire, il y a sûrement un enseignement des lieux à inventer comme jadis on parlait de leçons de choses. Une discipline de l’esprit qui rejoindrait en une certaine façon ce que Kenneth White a appelé la » géo – poétique », toute mobilité et souplesse gardées.
Car quel lieu dense, comme l’est ce bâtiment conventuel, ne porte pas un savoir muet à prodiguer ? Il nous invite, selon le temps et les circonstances, à tracer une topographie de l’imaginaire. Et la poésie qui émane de lui, loin d’être un bout de tissu de vagues impressions, reçues de façon distraite et pressée, nous instruit au contraire dans le miroir de notre propre pas. À chaque fois, elle nous met en éveil vers l’inconnue qui vit en nous.
Chapitre 2
Écouter la leçon des pierres
Que peut-on donc puiser de l’abbaye de Saint-Michel en l’Herm qui modèle notre regard sur le monde, sur l’humaine condition et sur nous-mêmes ? De quelle connaissance profonde ce site historique porte-t-il le témoignage ?
Je proposerai quelques pistes.
La première est la mémoire insulaire. Saint-Michel fut une île. Et comme toute île qui se respecte, elle a fait sienne l’expérience de devoir d’abord compter sur elle-même. Ce souci de l’indépendance est un trait caractéristique de l’état d’esprit insulaire, dont l’autre dimension est le désir de se relier aux espaces voisins, autres îles ou continent, pour assurer un réseau de ressources. L’insularité cherche un équilibre entre autarcie et lien, elle sait que l’accès à la sécurité est toujours difficile à obtenir, à préserver. Dans ce labeur toujours à reprendre, la situation particulière de la vie insulaire est qu’elle maintient un esprit de fondation qui connaît les remises en cause et la fragilité des instants. « Toutes choses sont muables et proches de l’incertain. » écrit Pierre Michon dans son livre Abbés (Verdier, 2002) qui réinvente, dans la langue âpre et prégnante qu’on lui connaît, une chronique des fondateurs des monastères, dont celui de Saint-Michel en l’Herm. Plus tard, le commerce entre les îliens et les étrangers s’est noué, tantôt favorable, tantôt périlleux. Puis, un jour, l’île a disparu. Saint- Michel a passé, de la sorte, d’une existence d’île à celle d’un bourg à la mémoire d’île. L’abbaye semble bien ainsi se raconter : «Je me souviens dans une première vie avoir été une île». Cette mémoire insulaire modèle bien des représentations jusqu’à aujourd’hui. Il y a la volonté de « tenir » malgré tout, jusqu’à attendre la relève, de donner à la communauté toute son importance pour s’affranchir, tant qu’on le peut, des dépendances. Et puis, l’île connaît la position du guetteur qui annonce aussi bien les menaces des envahisseurs que les occasions d’établir des liens privilégiés avec celui qui cherche refuge.
La seconde dimension qui imprègne le lieu est la présence monastique. Là aussi, c’est la mémoire qui nourrit notre conscience. Car il n’existe plus ici de communauté religieuse depuis 1791. Quels sont les piliers d’une vie monacale ? Le regard vers la Transcendance, la vie communautaire, la solitude du moine, que symbolise le nom « monos ». Pour qui sait lire « à travers les murs », ces trois aspects se retrouvent dans l’abbaye actuelle. De la verticalité du mélèze à la structure ramassée de la basse-église, sans compter évidemment les méditations qui appartiennent à chacun dans son intimité, le passant inspiré par la foi ou la quête qui le porte, pourra mettre son pas dans celui du moine, celui qui éprouve, jour après jour, le grand silence de Dieu. La salle capitulaire illustre la dimension de l’échange, du dialogue. Il y règne une atmosphère de mini-parlement local où chacun peut se mettre à l’écoute de l’autre dans le souci du bien commun. Un beau modèle pour nos assemblées contemporaines, bien qu’ ici même, le « droit au chapitre » connut de longues périodes d’absence… La vie communautaire se retrouve particulièrement dans le réfectoire du XVIIème siècle. On y voit encore la chaire du lecteur. On sent que ce lieu est fait pour les rassemblements, dans le silence ou dans la liesse. Depuis le début du XIXème siècle, ce réfectoire a accueilli bien des vins d’honneur ou réunions familiales; il a également abrité les décors du spectacle de nuit « La fille du serf », inventé par Alain Ardouin. Sous l’impulsion de l’association Art et Histoire, une forme de compagnonnage inédit a ainsi vu le jour à la faveur d’un projet en l’honneur de l’abbaye. Et celle-ci en abrita, juste retour des choses, l’éclosion. À la façon de moines laïcs, les habitants ont retrouvé par une sorte d’intuition naturelle les travaux et les jours que vécurent leurs ancêtres, brioches et pineau en prime ! Le sens des interdépendances, l’esprit de communauté, le temps du « communal », le bénévolat : autant de gestes qui sont hérités d’hier. Le moine est un solitaire dans sa relation avec Dieu et il se sent d’autant plus relié aux autres. Cela s’éprouve particulièrement au petit matin ou quand la nuit commence ses grandes manœuvres crépusculaires.
L’abbaye nous délivre un troisième enseignement. C’est le prix de l’indépendance jalousée. La rivalité avec Luçon traverse les époques, avec des parties tour à tour gagnées et perdues. Querelles de Clochemerle, penseront certains, et ils n’auront pas tout à fait tort, surtout à l’heure présente des défis planétaires. Il faudra seulement leur faire observer que ces querelles-là nous accompagnent depuis la nuit des temps, tout autour de la terre, et que la vie politique est nourrie de tels conflits qui réclament de la part des dirigeants à toute époque une agilité remarquable. Certes, l’abbaye a fait des jaloux, mais comme une rançon de l’agressivité dont elle fut l’objet, elle a su aussi symboliser le refuge, cette véritable habitation, au sens où Emmanuel Levinas entend l’éthique. Sa législation, ses pratiques ont souvent été protectrices, comparées notamment aux lois plus sévères que faisaient régner les princes du Poitou. En contrepartie, elle a toujours réclamé la fidélité, valeur suprême, qu’incarne au plus haut le sacrifice du sacristain Chateaupers (1569). Plus tard, l’abbaye retrouva son rôle hospitalier, lors des guerres de 1870 puis en 1914-1918. En 1942, elle fut réquisitionnée par l’armée allemande qui installa un moment ses soldats et ses chevaux dans le réfectoire, mais passé ce temps d’occupation, elle redevint lieu d’accueil pour les mariages, halte nécessaire pour les oiseaux migrateurs, forteresse et abri pour les âmes, terre favorable en somme. Les nouveaux habitants qui sont venus s’installer dans le pays, souvent pour leur retraite, ont souvent été fascinés par le pouvoir d’évocation de ces pierres qui semblent connaître du monde des choses que nous ne savons pas. Des gisements d’énergie à proprement parler « fabuleuse » restent à explorer. L’exemple de la documentation foisonnante que Gérard Blanchard sut réunir pour préparer son livre, resté hélas inachevé, Le prisonnier de la Dive (dont une maquette a fort heureusement été publiée aux éditions Studio Graph, grâce à la famille de l’auteur), montre le type d’emprise sur l’imaginaire que l’abbaye continue d’exercer. Si, selon la belle formule de La Tour du Pin, «Tous les pays qui n’ont plus de légendes / Seront condamnés à mourir de froid », il n’y a vraiment rien à craindre de ce côté-là.
Et comment passer sous silence le rôle capital de l’argent, ce grand agitateur du monde, qui remua ce lieu à travers les générations ? Les travaux d’Alexandra Louineau montrent avec précision que beaucoup de conflits avaient pour principal motif des enjeux financiers. Le fameux « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » a mis le partage du portefeuille (plus encore que le partage des eaux…) au centre de bien des litiges ! À lire la chronique du monastère, on y constate que l’argent, signe de l’équilibre comptable, a toujours tendu à vouloir sortir de ce rôle sage et vertueux pour se muer, sous la pression de cupidités diverses tout autant que de prises de risque légitimes, en accumulation illimitée. Tout au long de son histoire, l’abbaye a pu éprouver cette relation entre la mesure et la démesure, le commerce et le don. On en trouve une fameuse illustration, au XIIIème siècle, dans l’histoire de ce puissant seigneur que fut Savary de Mauléon. Chevalier, poète, amiral et sénéchal du Poitou, il intrigua constamment entre les rois de France et d’Angleterre et fit d’importantes donations à son abbaye, où il fut enseveli dans le chœur de la grande église. Plus tard, le cardinal Mazarin ne fut pas en reste. Et ce n’est pas la moindre « fierté posthume », si j’ose dire, que d’observer que l’Institut de France, qui réunit aujourd’hui les têtes les mieux faites du pays, a été créé par le cardinal, favori d’Anne d’Autriche, sous le nom de Collège des Quatre Nations, grâce aux revenus de « son » abbaye de Saint-Michel en l’Herm…qu’il affecta au fonctionnement du Collège. En somme, notre abbaye peut s’enorgueillir d’avoir joué le rôle de mécène culturel jusqu’à se sacrifier pour les beaux esprits du Royaume, et plus tard, de la République ! Qui le sait aujourd’hui ?
Autre enseignement remarquable : l’abbaye est terre de trouvailles. Ici, des solutions furent apportées, de l’ingéniosité est née, qui confirme que le Moyen-Âge, notamment dans sa dernière phase, heureusement réhabilitée par l’école médiéviste, n’avait rien d’une époque obscure, encore moins obscurantiste. L’exemple des travaux de desséchement, la venue de spécialistes des Pays-Bas venant creuser tout un réseau de canaux (la ceinture des Hollandais) constituent un superbe témoignage de trouvailles humaines. Ici, on conçut une façon originale de résoudre la dispute territoriale, ce monstre familier de tous les conflits de propriété. On étendit la terre sur l’océan pour qu’elle fût partagée et prospère. D’un désert peuplé d’eau et de brumes, on fit une terre d’abondance… Cela ressemble étrangement à une légende biblique dont on rêverait pour notre époque, en quête de développement équitable et durable.
Chapitre 3:
Tenir le registre des mémoires
Aujourd’hui, 19 août : c’est le jour anniversaire de la naissance de mon père. Il a été enterré dans le cimetière du bourg, à quelques mètres d’ici. Par un instinct naturel, sa tombe regarde vers l’abbaye. C’est sa façon de nous rappeler qu’il vit à nos côtés, chaque fois que nous devenons ou redevenons les habitants de ce pavillon des moines que nous avons hérité de lui. Il s’agit donc bien d’une œuvre qui se poursuit, dont nous sommes les dépositaires provisoires, une aventure de filiation qui dans ma famille remonte au début du dix-neuvième siècle, en 1818 exactement. Bientôt deux cents ans…
L’abbaye royale a fermé ses portes en 1791. S’en suivit une période d’incertitude, entamée avec le bref et tragique épisode de l’acquisition par le fermier Didelot d’une grande partie de ce bien devenu national, puis trois ans plus tard, la décapitation de celui-ci à Paris sur l’échafaud en 1794 ; ses héritiers cherchèrent un nouvel acquéreur pour l’abbaye et ses terres. La commune de Saint-Michel en l’Herm songea un moment à transformer les bâtiments en Hôtel-Dieu ; mais elle dut renoncer à acquérir ce bien, tant les charges auraient été trop lourdes pour elle à supporter. La mise en vente ne pouvait être réalisée qu’auprès d’un propriétaire appartenant à la nouvelle bourgeoisie qui était née durant la période napoléonienne. C’est alors que vient en scène un acteur décisif de la nouvelle histoire de l’abbaye : Julien-Anne Le Roux. Désormais, et jusqu’à aujourd’hui, on décompte six générations de cette même famille Le Roux qui feront vivre ce monastère sans moines à travers d’autres temps de fête et d’autres heures sombres.
Comment Julien-Anne Le Roux en est-il arrivé là en si peu de temps ? Né en 1776, mort en 1848, Julien-Anne est le second fils d’une famille de huit enfants, celle de Jan Marie Le Roux et de Louise Besnier. Jan Marie fut marchand cloutier puis marchand drapier à Nozay, en Bretagne. Il avait épousé en secondes noces Louise Besnier, originaire de Chateaubriant. Julien-Anne passe son enfance à Nozay, puis il part à Paris durant la période napoléonienne où il fait fortune dans la banque. Il est l’exemple de ces ascensions sociales fulgurantes, nées à la faveur des lendemains de la Révolution française. Le monde de la finance le conduit à rencontrer Delphine Lefranc, fille du banquier Jean-Baptiste Lefranc et de France Félicitée Eliès, dont la famille d’imprimeurs est originaire de Niort.
Après avoir épousé Delphine, Julien-Anne Le Roux fait affaire avec ses beaux – parents, qui souhaitent aider leur fille. Attiré à la fois par la richesse des terres alentour, par la proximité de cette côte ouest où sa femme a ses origines, fasciné sans doute également par la beauté en ruines de ce monastère délaissé, il décide de se porter acquéreur de l’abbaye en 1818, avec l’aide financière de son beau-père. Gendre zélé, ne perdant jamais le sens des affaires, Julien-Anne deviendra ainsi avec son épouse le fondateur d’une petite dynastie familiale attachée au nouveau destin laïc de ce lieu autrefois religieux.
Hormis Julien-Anne, le re-fondateur, certaines figures de la famille Le Roux ont joué un rôle non négligeable dans l’histoire vendéenne, et ont même apporté leur pierre à la vie politique française. Ainsi Alfred Le Roux, fils de Julien- Anne, est-il devenu député de Vendée puis vice-président du Corps Législatif, notre Assemblée Nationale d’aujourd’hui. Il devint ministre de l’agriculture et du commerce à la fin du règne de Napoléon III. Réélu en 1877, sous la Troisième République, son élection fut invalidée par Georges Clemenceau qui, plus tard, deviendra un proche ami de son fils Paul. Alfred Le Roux nous a également laissé deux romans et deux recueils poétiques dont des extraits furent notamment publiés dans la Revue des Deux Mondes. Son fils, Paul, fut à son tour député puis sénateur de Vendée dans le camp conservateur pendant une longue période de 1881 à 1923. Tandis que son mari battait la campagne, au propre comme au figuré, sa femme, Madeleine, fille du Préfet Levert, ne perdant jamais son temps ni son humour (qu’elle savait animer à l’aide d’un face-à-main dont elle ne se séparait guère), découpait les articles de presse qui relataient la vie politique de son mari. Elle se plaisait également à collectionner des coiffes vendéennes, ces fameuses quichenottes, dont le nom (kiss not) semble signifier une non-invitation tout apparente aux amourettes…
C’est au deuxième Alfred, fils de Paul, que l’on doit la découverte des vestiges les plus remarquables de l’abbaye, lors de fouilles qu’il entreprit en 1931. Malheureusement, sa santé affaiblie (il avait connu l’effroyable condition de vie des soldats de Verdun, ce dont témoignent les émouvantes photographies qu’il avait prises dans les tranchées), il connut une mort prématurée en 1938 qui ne lui permit pas de poursuivre les investigations archéologiques pour lesquelles il se passionna.
À la mort d’Alfred, ce fut sa femme Marguerite Le Roux qui assura la pérennité de l’abbaye de 1938 à 1975. Pour notre génération, ceux qui naquirent dans les années mille neuf cent cinquante, elle fut notre grand-mère vendéenne à laquelle fut donné le surnom affectueux et quelque peu théâtral de Grady. Sa présence dans l’abbaye prit la forme d’un règne éclairé pour les petits-enfants que nous étions et aussi pour les anciens du bourg qui s’en souviennent aujourd’hui. Ne dormait-elle pas dans la chambre de Jules, Cardinal de Mazarin…)
Mon père fut l’aîné des quatre enfants d’Alfred et Marguerite Le Roux, né le 19 août 1919, neuf mois et dix jours après l’armistice de celle qui devait être la dernière guerre. Advenue avec une précision d’horloger, sa naissance a salué, comme bien d’autres, à l’époque, la fin des hostilités de la Grande Guerre. Ses parents lui ont donné le nom d’Olivier parce qu’il était l’enfant de la paix, rêvée sous le signe du rameau. Il faut imaginer l’immense espérance de ces couples qui se retrouvaient (d’autres n’eurent pas même droit à un tel long dimanche de fiançailles) après quatre longues années de séparation angoissée. Vingt ans plus tard, les colombes étaient reparties ; Hitler avait tendu son bras hystérique. Mon père pour ses vingt ans recevait une nouvelle guerre à livrer, une défaite à avaler, cinq autres années à espérer. Le 8 mai 1945, la France allait enfin pouvoir renaître. Je devine que parmi les sentiments déchirés de ce temps-là, entre l’ivresse et la cruauté des jours de la Libération, ma grand-mère a le cœur partagé, qu’elle prend sur elle-même pour ne penser qu’à la liesse commune. Elle porte une longue robe noire qui signe un double deuil. Alfred, son mari, est mort en 1938 ; le bonheur de leur vie en duo tient dans la sublime et pathétique parenthèse de ce qu’on a appelé l’entre-deux-guerres. Vingt ans à partager avec sa femme si chère à son cœur, la jeunesse foisonnante de leurs quatre enfants près de la plaine Monceau à Paris, et la passion des fouilles archéologiques qu’il menait dans le secret de son abbaye vendéenne.
L’autre deuil est plus cruel encore. Jean-Paul, le second fils, n’a que vingt-quatre ans quand il tire sa révérence comme il a vécu, brillant et secret, de santé fragile mais ne l’avouant guère, soulevé par une foi indéfectible qui lui fait aussi pressentir que sa vie sera passagère. Entré 1er à l’Ecole nationale des Mines en 1941, Jean-Paul va descendre dans les carrières des mines de Courrières dans le cadre du S.T.O. pour faire son apprentissage. C’est là qu’il contracte une tuberculose mal soignée. Lorsque Marguerite Le Roux, sa mère, demande à la plus jeune sœur Monique d’envoyer deux télégrammes, l’un au Maréchal de Lattre de Tassigny, l’autre au Maréchal Leclerc pour avertir les deux autres frères que Jean-Paul « est au plus mal », il est déjà bien tard. Jean- Paul succombe à sa maladie. Il meurt le 30 avril 1945. Il ne verra jamais d’ici les drapeaux et les chants de victoire. De son attachement à l’abbaye, il nous laisse un précieux Aperçu historique toujours disponible. Passionné d’héraldique, Jean-Paul confectionna également des reproductions en bois des blasons des familles des principaux abbés de Saint-Michel. Ils figurent aujourd’hui encore devant chaque porte de chambre du « Château ». Aszo, Jean de la Tremouille, Jean de Billy, Jacques de Billy, Charles de Bourbon, Jean-Baptiste de Croizilles, Guillaume de Mortagne, Hardouin de Péréfixe de Beaumont, Jules, cardinal de Mazarin…
Le troisième fils fut Maurice Le Roux, né en 1923 et mort en 1992. Compositeur et chef d’orchestre, il appartint à la classe « lumineuse » d’Olivier Messiaen, au Conservatoire National de Musique, puis dans l’immédiat après-guerre, fut mis en contact avec la musique contemporaine par Leibowitz. On lui doit de nombreuses et diverses réalisations musicales correspondant bien à sa démarche éclectique et à sa curiosité insatiable : ouvrages de musicologie (Boris Godounov de Moussorgski, introduction à la musique contemporaine, Dictionnaire de la musique…), musiques de films ( Crin- Blanc, Le Ballon rouge, Martin soldat, la Chamade, les Contes immoraux…), enregistrement discographique ( Boléro de Ravel, le Petit Prince, la Petite Musique de nuit…) ainsi que l’émission télévisée « Arcana, connaissance de la musique » qu’il anima plusieurs années. Il n’eut guère le loisir de venir passer de longs séjours à Saint- Michel mais il connaissait bien le pays, ses habitants, ses coutumes ; il y composa une de ses œuvres, Vision du soir, et aimait sans conteste s’y retrouver entre deux voyages à travers le monde avec l’orchestre de l’ORTF dont il assurait la direction. L’abbaye fut pour lui un lieu de ressourcement. Je me souviens de certaines images de mon oncle ici, quand il emportait à la plage des feuilles volantes de partitions, qu’il travaillait sur les dunes. Je me rappelle aussi nos conversations sur l’univers des poètes, Paul Eluard, René Char et surtout Henri Michaux qu’il révérait et dont il avait mis en musique très tôt certains poèmes de Plume. Les journées de La Rochelle en 1973, où il avait convié Stockhausen, Iannis Xenakis, Peter Ustinov, le Deller Consort et bien d’autres artistes qu’il fréquentait restent précisément gravées dans ma mémoire. Avec un point d’orgue: ce moment sublime, gouverné par les cuivres et les timbales, où furent donnés tour à tour les Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi et un Koan, la nouvelle création que Maurice Le Roux venait tout juste de composer à partir d’exercices de sagesse zen.
Après la disparition de notre grand-mère, Grady, en 1975, vint une période de transition qui aboutit à un partage. Tandis que notre père aménageait le Pavillon des Moines pour le rendre de nouveau habitable, Monique Le Roux, la sœur benjamine, prit le relais concernant le Logis de l’Abbé. De 1978 à 2005, elle apporta sa passion en collaborant intensément à la vie de la bibliothèque municipale. Mais elle fut avant tout pianiste. Elle avait fait de la musique, non seulement une pratique solitaire quotidienne, mais aussi une forme de vocation personnelle, affranchie des lois de la reconnaissance sociale. Elle ne donna que de rares concerts. Mais elle jouait des heures entières, jusqu’ à tard dans la nuit, dans le grand- salon où elle dialoguait avec Scarlatti, Brahms, Schuman ou Prokofiev. Elle réalisa par ailleurs de remarquables travaux d’entretien du lieu, en particulier dans le domaine de l’éclairage des voûtes. Elle renouvela également les tentures des pièces de réception, faisant notamment poser des tapisseries de belle facture dans le salon et la bibliothèque. Puis, un jour, après toutes ces années, elle décida de passer la main.
Aujourd’hui, depuis peu, ce sont les quatre enfants d’Olivier Le Roux, mes sœurs, Elisabeth et Marie-Christine, mon frère Jérôme et moi, qui avons repris le flambeau, avec l’aide de notre mère. Nul ne sait ce qu’il adviendra de la destinée de ce lieu si imposant, aussi attachant à habiter que compliqué à entretenir, sous la forme d’une propriété familiale.
Mais la mémoire est déjà là de ce que nous avons rapporté de nos séjours, été après été, dans l’abbaye de notre enfance. Et celle-là ne saurait se dilapider, autrement qu’à la façon de l’église abbatiale du XVIIème siècle qui a complètement disparu mais dont les pierres ont servi comme fondements à nombre d’habitations dans le voisinage !
Chapitre 4
Ouvrir le coffre aux souvenirs
Dans ce pays de l’intérieur que constitue l’abbaye de Saint-Michel en l’Herm, la génération, à laquelle j’appartiens, celle des années cinquante, est née avec la mémoire des temps de guerre. Elle en a pour ainsi dire reçu les vibrations, sans doute pour toute une vie. Elle n’a pourtant jamais connu de ces combats meurtriers que les échos commémorés par les présences familières dont les séjours michelais étaient rythmés : les photos couleur sépia des hommes de la famille, en tenue militaire, le défilé au monument aux morts avec la Maréchale de Lattre de Tassigny à Mouilleron en Pareds, le hurlement sauvage de la sirène des pompiers, convertie en avertisseuse des incendies, et qui servait jadis à donner l’alerte. Située, aujourd’hui encore, tout à côté de l’abbaye sur le toit de l’ancienne mairie, elle faisait volontiers irruption dans nos quotidiens ; et il se trouvait toujours une ancienne pour dire : « Alerte ! Ce sont les boches ! ». Dois- je dire que tout cela provoquait en nos imaginaires de dix ans d’âge bien plus d’excitation que de stupeur…
À dire vrai, une bonne partie de notre enfance vendéenne avait ainsi pour toile de fond la guerre, celle de 39-45, en particulier. La guerre : cette activité humaine si profonde qu’elle n’aurait jamais dû être destinée à autre chose qu’ à rester un jeu d’enfants, mimé avec des soldats de plomb…Tout ici, dans l’abbaye de notre enfance, respirait cet univers. Par exemple, à l’entrée du château, ce lourd canon protestant, souvenir des guerres de religion, sur le dos froid duquel nous posions voluptueusement nos postérieurs enfantins en attendant l’arrivée des voitures de nos parents qui venaient nous rejoindre. Ou encore, ces anciens brancards de la première guerre mondiale qui nous faisaient imiter les blessés sur leurs lits de souffrance. Le pavillon de 1679 portait et porte aujourd’hui encore une inscription rappelant « Dans ce Pavillon élevé en 1679 devenu Hôpital pendant les guerres de 1870 et de 1914, les blessés ont trouvé une gracieuse hospitalité ».
Il faut dire que les films que nous découvrions à l’époque sur les écrans de la salle de cinéma de l’Aiguillon, le Goéland, excitaient avec brio le culte de la bravoure masculine. Je me souviens des Canons de Navarone et de ses gros mots toniques, soudain autorisés par la vertu du dialogue officiel d’un film. Il y avait aussi l’inquiétant Peter O’ Toole de La nuit des généraux, agissant sous l’emprise d’un alcoolisme dévastateur. Mais la palme revient sans conteste à La grande Évasion avec le presque invincible Steve Mac Queen, qui nous servit, probablement comme à tous les enfants de cette génération, de modèle dans nos creusements de souterrains, tout près du lieu-dit de la Pergola. Dans le plus grand secret auquel aucun adulte ne devait prendre part, nous nous échangions des codes de repas en repas. Notre grand-mère, qui était la grande ordonnatrice de nos séjours dans l’abbaye, ne devait sous aucun prétexte être tenue au courant de nos extravagantes missions. Chaque après-midi, mus par un zèle de charbonniers, nous nous écorchions joyeusement les mains et creusions sans relâche en vue d’allonger notre taupinière. Le souterrain prit bientôt une forme surprenante qui nous fit envisager pour bientôt une évasion. Un jour, qui fut sans doute le point d’orgue de cette expérience, nous attirâmes un jeune garçon qui nous poursuivait et voulait jouer avec nous jusque dans la petite maisonnette, baptisée les Jumeaux. Lorsque ce garçon entra dans le réduit, il se frotta les yeux. Nous avions bel et bien disparu…Il repartit l’air troublé, on le serait à moins. J’imagine qu’il dût hésiter entre deux hypothèses : celle d’une crise hallucinatoire ou le constat d’une vue à la baisse… Mon cousin Frédéric et moi, recroquevillés dans notre tunnel favori, jubilions de notre performance ! Pendant ce temps, hasard objectif ou clin d’œil de la littérature à ses prétendants en culottes courtes, un autre enfant, fils du garagiste de la place de l’église, s’aventurait volontiers à la recherche d’un autre souterrain qui permettrait d’accéder à la cave sous le château. Je le croisais parfois dans ses travaux de mécanique, à la faveur d’une réparation de vélo ; je le perdis de vue, le revis plus tard dans un tout autre contexte, à Marseille, jusqu’à ce que je découvre que l’écrivain avec qui j’échangeais sur son remarquable site internet dédié à la littérature, et l’enfant d’une première vie vendéenne, entre atelier et souterrain, se rejoignaient… sous le même patronyme, celui de François Bon !
À l’âge du souterrain succéda celui de la trappe.
Nous avions découvert un accès à un grenier tout à fait intéressant dans le pavillon V, autrement appelé le Béguinage à cause de ses airs flamands de suites d’habitations désertées. Par une pièce qu’on appelait l’atelier, on pouvait entrer dans ce large univers de souvenirs du début du siècle en soulevant une trappe en bois, ce qui n’était pas une mince affaire, vu la hauteur du plafond et nos tailles modestes. Dans le monde officiel de la salle à manger (dont la clef de voûte toisait les conversations à une altitude de plus de 10 mètres), les codes reprirent de plus belle. Lorsque nous disions au cours du repas que nous voulions jouer à trappe-trappe, ce message personnel codé assez rudimentaire avait pour nous la saveur d’un « Jean a de longues moustaches » ou du « Il y a le feu à l’agence de voyages » de la grande époque résistante. Il signifiait en effet que dès l’après-midi, nous attaquions une nouvelle étape de notre exploration.
Cette activité secrète dura ainsi deux ans, avant qu’au début d’un nouvel été, la cause fut entendue. Notre trappe-refuge avait été clouée avec deux planches en bois par une implacable main adulte. Un de nos horizons se trouvait ainsi fermé, et ce fut d’un pincement au cœur que nous rendîmes hommage à nos scènes d’héroïsme passé. Cet âge de la trappe fut rapidement effacé par d’autres travaux qui saluèrent l’entrée en matière de l’âge des jeux de société. Au fond, nous procédions un peu à la façon de nos glorieux devanciers, les moines de l’abbaye, jamais en peine d’une nouvelle activité de fondation ou de refondation, chaque fois qu’un malheur s’abattait sur leur monastère. Je rends grâce à Dieu que nos tourments n’aient pas été marqués au fer rouge comme les leurs. Nos guerres étaient, bien sûr, autant d’occasions d’être « mourus », selon l’expression en vigueur dans notre jargon, mais nous n’oubliions jamais d’être ressuscités, pour poursuivre nos aventures. Il est possible qu’avec nos jeux de bataille (où même les supplices, de préférence chinois, prenaient bonne place), nous ayons de la sorte exorcisé un peu des peurs enfouies dans le cerveau familial comme dans la chair des pierres millénaires.
Notre grand-mère réglait nos séjours d’été d’une main de maître. Depuis la mort prématurée de son mari en 1938, elle avait pris fait et cause pour cette abbaye, l’investissant de toute son imagination et de toute son autorité. Elle avait assuré ainsi une forme de régence qui dura de fait de 1938 à 1975, dans la grande tradition des souverainetés passées. Elle avait d’ailleurs choisi au logis de l’Abbé la chambre dite « Mazarin » pour établir ses quartiers. Tout un programme ! Le séjour vendéen de ses petits-enfants était pour elle un défi à relever où elle se devait de prodiguer toutes ses qualités et passions de création et d’animation, qui étaient nombreuses. Tous les instants étaient ritualisés par elle selon des règles auxquelles nous adhérions avec grand plaisir, quitte à transgresser parfois ce canevas d’une solidité à toute épreuve. Chacune des actions que nous devions accomplir (se laver les mains au premier coup de cloche, attendre dans la bibliothèque l’instruction de passer à table, organiser les jeux de société, officier au jardin, servir la messe…) était tenue à l’exemplarité pour nous-mêmes et aussi vis-à-vis des habitants du bourg, qui étaient censés avoir les yeux braqués sur nos conduites irréprochables…
Bien que la demeure que nous occupions s’appelât le château, il s’agissait en fait de la maison abbatiale, réservée jadis au Prieur et aux hôtes de marque, lorsqu’ils passaient à l’abbaye. Est-ce de connaître cette origine, mais je n’ai jamais ressenti d’attitude véritablement « châtelaine » de la part de ma grand-mère. Elle régnait certes, mais au fond plus comme un monarque éclairé que comme un roitelet jaloux de ses privilèges ; c’est ainsi qu’elle aimait déléguer les tâches. Chaque jour, un de ses petits-enfants était désigné par elle comme le garçon ou la fille de service. C’est lui ou elle, par exemple, qui était en charge d’aller à la roseraie cueillir les fleurs ou de faire les courses au marché, pour rapporter les saucisses du jeudi ou le colin du vendredi. Ce qui lui semblait parfois une corvée pouvait aussi passer pour un honneur, si le discours inaugural était convaincant.
Un des moments de plaisir était celui de « l’homme du jour ». Notre grand-mère ne manquait jamais un anniversaire ou une fête. Elle avait, c’est vrai, l’avantage qu’on commençât par célébrer sa propre naissance, le 20 juillet. Nous nous devions de donner l’exemple et d’apporter les cadeaux dans le cadre d’un rituel bien huilé. Les autres moments ensuite couleraient évidemment de source. À cette époque, ma fête venait à son heure le 4 août ; l’anniversaire de mon cousin Patrice se déroulait le 5 août. Les jours de gloire s’enchaînaient ainsi sans temps mort. Chaque fête et chaque anniversaire étaient marqués par une scène insolite. Il fallait conduire le héros, « l’homme du jour », dans la bibliothèque, s’entretenir avec lui le plus innocemment du monde. Puis un à un, chacun s’esquivait, passait dans le bureau où nous nous rassemblions pour nous mettre en ordre de marche, une fleur et un cadeau à la main. Lorsque le héros du jour se retrouvait tout seul, comme par enchantement, c’était le moment où la petite troupe s’ébranlait à la queue leu leu, en commençant par le plus jeune. Si les choses avaient bien été préparées, la table était mise en place dans l’après-midi avec au-dessus de l’assiette du héros, comme une décoration, son prénom inscrit en pétales de fleurs, zinnias ou gueules-de-loup de préférence. Ma grand-mère s’occupait personnellement du choix de l’entremets qui revêtait pour elle comme pour nous un intérêt capital. Le plus fameux de ces desserts portait le nom de «bon jeune homme». C’était un mélange ardent de vanille, de cacao et de chocolat, en somme une bombe calorique, dont le succès était incontesté. La charlotte aux pommes, le baba au rhum, la marquise n’arrivaient pas à la cheville de ce dessert maison. Ce soir-là, il était interdit de ne pas reprendre du dessert ! Il restait à vivre une soirée, comme au tripot dans la salle dite de la Bibliothèque, au milieu de la collection des numéros du magazine l’Illustration où nous apprenions l’histoire du monde en images. Nous jouions ainsi chaque soir à l’aluette, au sans-cœur, au mah-jong, à l’Halma (rebaptisé depuis l’Étoile chinoise), aux échecs qui avaient un parfum d’ébène, à l’Attaque, au Monopoly ; plus tard, ma grand-mère rapporta un curieux jeu découvert en Angleterre au nom imprononçable, le Scrabble…
Il y avait aussi des jeux qui n’appartenaient qu’à la légende familiale, comme le jeu de la Comète. Il s’agissait au départ d’un jeu ordinaire de Nain jaune, génialement détourné de sa banalité par un trisaïeul en mal de sensations fortes qui avait donné au Sept de carreau un pouvoir aussi décisif qu’un passage d’étoile. Grâce à cette nouvelle règle, ce jeu avait acquis une énergie passionnelle hors du commun. Le vénérable plateau de jeu que nous empruntions religieusement portait les traces de mises prestigieuses en jetons (mais jamais en argent), qui nous faisaient tourner la tête. Un record avait été atteint par ma bisaïeule, Madeleine Le Roux, née Levert, en 1924 ; au crayon noir figure sur la boîte de ce jeu, devenu une relique, la trace de ce haut fait d’armes…La soirée s’achevait dans l’excitation générale. Nous remontions alors le grand escalier blanc, puis le minuscule escalier en colimaçon pour accéder à l’immense galerie de vingt-cinq mètres où se trouvaient nos chambres, comme des cellules contiguës où prières, rêveries et grands éclats de rire ne faisaient qu’un.
L’ordinaire du jour de ce temps-là réservait une place de choix au théâtre. Notre grand-mère qui avait la passion des revues parisiennes rapportait chaque année dans ses bagages des idées de pièces ou saynettes à jouer. Elle tenait tous les rôles, de la metteuse en scène à la décoratrice ; habile costumière, elle nous accompagnait aussi avec son piano, et complétait son rôle de femme-orchestre, en faisant office de souffleuse, rôle particulièrement précieux pour tranquilliser nos mémoires parfois défaillantes. Elle était devenue en quelque sorte la mère-abbesse de nos joyeuses communautés estivales qui réglait les occupations de ses ouailles, avec un art de la psychologie, rarement pris en défaut, au moins jusqu’à l’adolescence.
Lorsque la saison finissait, les uns partaient à Châteaudun, les autres dans le Morvan, avant de rejoindre Paris et Marseille. Mais l’essentiel des « grandes vacances » avait vécu. Notre grand-mère demeurait à Saint-Michel plusieurs semaines encore jusqu’ à la fin septembre. Elle devait alors faire le tour du propriétaire, reprendre la mesure des lieux, projeter des travaux pour l’année à venir…et dénicher les traces de nos exactions enfantines. Tâche toute empreinte des influences océaniques familières, il lui revenait, en somme, de restaurer le calme après la tempête…
Chapitre 5
Saluer les habitants de la plage
À la plage de la Faute-sur-mer aussi, nous tournions d’autres séquences. Ces dunes, démesurées à hauteur d’enfants de trois pommes, dessinaient des paysages de désert sous l‘implacable soleil de la mi-journée. Drapés dans les peignoirs de bain qui sentaient bon le renfermé des vieilles armoires du château, nous avancions comme à dos de chameau, à la façon de Lawrence d’Arabie, d’une dune à l’autre. Les visages barbouillés de sable, nous livrions des combats inlassables, en attendant que notre grand-mère levât le mouchoir rouge qui nous autorisait à aller nous baigner. À cette époque, la croyance était qu’il fallait laisser s’écouler le temps de la digestion qui était rigoureusement fixé à trois heures. Le bain de mer était évidemment une hérésie pour notre grand-mère qui avait été éduquée dans le culte des couleurs pâles, de l’ombrelle prudente, de la méfiance envers les éléments. Mais comme elle nous aimait, elle nous accordait un moment pour ce plaisir extravagant de nous vautrer dans l’écume, de plonger dans les rouleaux, de boire la tasse. Sa largesse évidemment connaissait ses limites. Le mouchoir s’agitait quelques minutes, plus tard. Venait le temps de lancer le deck-tennis en mousse, frapper dans la balle du jokari tenue par son élastique frondeur, boire une orangeade raisonnablement poisseuse et réchauffée, avaler les tartines assaisonnées aux grains de sable… Puis, le cœur renonçant, nous quittions l’océan, non sans lui promettre de prochaines retrouvailles.
À marée basse, d’autres défis de guerre nous attendaient. Tout enfant, je me souviens avoir, le plus gravement du monde, pensé que l’Amérique était loin, mais qu’elle n’était pas inaccessible puisqu’on la voyait de notre plage. Il fallut un mauvais esprit de géographe pour me ramener aux dures réalités. Le continent que j’apercevais tout en face n’était pas Cuba mais l’île de Ré, et il n’était pas sûr qu’elle abritât la danse autour du totem des tribus sioux ou comanches.
Plus tard, la guerre, toujours elle, portait le nom le plus exaltant qui soit, à marée basse. Là, devant nos yeux exaltés, des milliers de formes, encore invisibles quelques heures plus tôt, se mettaient à surgir à chaque coup de rein de la mer. C’était bien la scène cent fois reconnue du Jour le plus long ! Il était là, ce peuple de la liberté en marche, bien qu’il fût toujours à l’arrêt, un peuple intermittent qui vivait dans un espace souterrain, pour moitié, et recevait la lumière du jour, les heures suivantes. Son alignement en disait long sur sa volonté de ne pas se laisser abattre. Je crois n’avoir jamais envisagé de compter ces soldats de la mer, tant ils étaient nombreux. Une flotte innombrable ! Corps droits, formes casqués d’algues et costumés de moules, sans doute pour leurrer l’ennemi. Qui racontera ce débarquement, toujours à renaître, des bouchots ? Dans un pays où l’on décernerait des médailles aux scènes de la vie, je décorerais sans hésiter cette forêt de bouts de bois inspirés qui ont tant fait pour la vigueur de notre paysage mental.
D’autres fois, il faut le dire, les bouchots, moins coopérants, nous rappelaient à la dure loi de l’écorchure due au non-alignement, quand de trop d’excitation, nous oubliions de nous baigner au milieu des rangées.
Il y avait aussi l’acte de fendre la méduse. Cette chair gélatineuse dont l’horreur nous attirait inévitablement éveillait en nous d’insolites pulsions. La méduse vit dans une autre histoire, celle du monstre auquel on ne peut guère parler. Il vient ici s’échouer sur notre sable mouillé, avec ses tentacules, ses yeux qui ne se découvrent pas, son dos de carapace molle peint à la colle gluante.
La méduse portait en elle bien plus encore : son monde de menaces fait de piqûres aux effets légendaires. Certains parlaient d’impitoyables boursouflures, d’autres prétendaient qu’elle mettait en péril la respiration de l’asthmatique. Les fanfarons, ou les plus connaisseurs, s’en approchaient comme d’une conquête, caressaient l’animal ou même la prenaient sous leur pelle sous les regards horrifiés des plus jeunes, avant de la découper en de pitoyables morceaux. Méduse, on n’en reste pas moins monstre. Je n’ai jamais entendu le sanglot de la méduse océanique. J’en ai vu seulement quelques-unes reprendre le large à la faveur d’une vague complice, provision faite pour les inquiétudes à venir de nos imaginaires d’enfants.
Mais la plage de La Faute est comme toutes les vraies plages du monde, celles où règne le culte de la marée, le lieu de la plus noble des tragédies. Les enfants d’hier, ceux d’aujourd’hui et de demain le savent qui viennent affublés de leurs pelles et de leurs râteaux, de leurs seaux, bref, de toute la panoplie des grands bâtisseurs que nous sommes, l’espace d’une fin de marée montante. Il faut nous voir quand avec le bras durci par l’effort, nous raclons les grains de sable, creusons les fosses, fortifions les tours d’angle, dessinons le tracé des canalisations où déjà suinte le combat qui s’annonce. Nous avons mis un drapeau au sommet de la tour magnanime, le plus souvent une plume de goéland. Les parois du premier mur d’enceinte sont couvertes d’algues défensives. Les premières vagues lèchent déjà à la manière du loup leurs prochaines proies. Et chacun, ivre d’exaltation, y va de ses commandements. Les vagues peu à peu contournent la première muraille, et cela sonne déjà comme une victoire relative. Qui oserait prétendre détourner l’océan de ses premières volontés ? Dans quelques minutes, la première muraille ne sera plus même un amas de ruines ; elle sera devenue invisible, à peine un léger frémissement de sable avalé par un nouveau détachement de vagues. Lorsque le château est menacé de toutes parts, il nous reste à pénétrer dans son antre, à nous poster tout à côté du drapeau, comme la vieille garde qui meurt et se rend pas. Parfois, un miracle survient : la mer se retire. Le cycle descendant nous a accordé sa victoire. Nous saluons notre fidèle ennemi avec une ferveur qui force le respect ; nous ne lui demandons rien d’autre que de revenir au combat avec lui, le lendemain.
Dans la 203 noire, au virage de «la charrière des chats», nous évoquons le plus gravement du monde les raz de marée qui rôdent, par exemple celui qui emporta en 1737 le berger de Ribandon et ses 300 moutons. Et ce souvenir audacieux se mélange avec le travail de défrichement des moines aussi bien qu’avec la cérémonie du château de sable que nous venons d’accomplir. Nous sommes de la même pâte. Nous retournons à l’abbaye où les vieilles pierres nous attendent.
Chapitre 6
Laisser tourner la roue
Dans l’enceinte du cloître, au milieu des allées il y a un puits couvert de lierre. Un faux puits d’où l’on ne puisera jamais d’eau. Il fait partie des ornements du lieu, de ces matières à rêverie qu’aurait appréciées Gaston Bachelard. Au tournant du siècle, sept cousins se retrouvèrent après plus de quarante ans de séparation, une coupe de champagne à la main, pour fêter leurs éphémères retrouvailles. Et ils se rangèrent spontanément autour du puits pour la « photo officielle » comme au temps où leur grand-mère officiait. Par ordre d’âge…
La sixième génération fut ainsi célébrée et déjà la septième prend ses marques, pressée de pousser délicatement les nouveaux anciens vers la sortie. Et la huitième gratte à la porte. Ainsi tourne la vie…
Voici donc la page contemporaine de l’abbaye qui s’ouvre.
Elle est comme tous les habitants visibles ou secrets de ce lieu. Elle s’inventera un destin à la mesure des imaginaires. Elle joue des scènes déjà vues mais qui demandent toujours à vivre. N’est-ce pas aussi ce que l’historien nous apprend à reconnaître ? Sous la rigueur de ses recherches, il témoigne d’une passion dont ce lieu si fertile n’est jamais avare. Il veut nous la faire partager. Il sait que d’autres vies ont respiré là dans leur résine d’humanité, que nous vivons le mieux entre excavations et rêveries, lorsque nous nous mettons à l’écoute.
Demain, un enfant naîtra. Il grandira autour du puits, saison après saison. Puis, un jour viendra, frère jumeau de celui que nous avons connu, où il se dira : se peut-il que j’ai grandi avec un empire sous les pieds ?
19 Août 2006

Quelques références à consulter :
BLANCHARD Luc, Le prisonnier de la Dive, Studio Graph 2004
LE ROUX Jean-Paul, Aperçu historique de l’Abbaye de Saint-Michel en l’Herm, imprimerie Cadix, Luçon
LE ROUX Patrice, Savary de Mauléon, sénéchal du Poitou, Terres de Braise, 2002
LOUINEAU Alexandra, L’abbaye royale de Saint-Michel-en-l’Herm de 1661 à la Révolution française : la décadence d’un monastère très puissant, mémoire de maîtrise, Institut catholique d’études supérieures, La Roche-sur-Yon, 2001
MICHON Pierre, Abbés, Verdier, 2002
