Le couloir aux ancêtres

Dans le couloir aux ancêtres,
ils font grise mine apparemment.

Ils ont des traits effacés,
crachent à petites toux.

Pâlots, ils se confondent avec le mur,
ils font tapisserie,
anonymes au milieu des bibelots,
et près de l’armoire à glace
sans reflet
se dérobent à chaque passage.

Ils vivent –
mais vivent-ils encore ?
en compagnie d’objets accumulés
qui les encombrent, les calfeutrent,
les enfoncent, chaque jour un peu plus,

tandis que travaillent au mur
des fentes
à donner des idées
aux petits rongeurs malicieux,
amateurs de sensations fortes,
qui guettent le signal des tuyaux
derrière les tentures.

La vérité est qu’ils auraient bien besoin
des leçons du grand air, pourtant si proche,
frissons que fait la brise de mer
sous le palmier,
tellement ils sont devenus
modèles réduits,
encres absorbées sous le buvard,
contours de silhouettes
qui se dissolvent en bord de nuit.

Dans le couloir aux ancêtres,
rien pourtant n’est
encore joué
avec la patine des jours,

tant qu’on passe, tant qu’on traverse,
tant qu’on déplace un peu d’air,
gestes distraits
ou fixant les tomettes en argile sur le sol.

L’instant propice a ses oublis,
ses cachettes.

Pour que le tremblement s’enclenche,
il faut une halte silence,
une heure bleue renversée
dans le noir du cirage,

et se sentir seul,
bien vertigineusement
seul de tout le pays qu’on a laissé à la fenêtre,
seul des amis si près tenus,
cœurs devenus
à disparaître, et voix de neige
dans le vent qui revient.

Toutes ces années gagnées, perdues,
et dominos
remis dans le gobelet du matin,

seul il faut être
en plein repli
dans le couloir aux ancêtres,
quand rien encore n’est joué

et
devenir ici cette halte silence
où on entre
comme dans le coquillage qui respire.

C’est peut-être alors que s’entrouvre
quelque chose qui bouge à peine,

que se dessine en silhouette
l’invitée mystère de l’avant-saison
qu’on avait oubliée, ou bien
mise au rebut, ou pas encore saluée
avec la main en éventail,

cette présence qui se distingue mal encore,
prête à lancer en bulle d’air
sa bonne nouvelle du jour
avec une humeur
folle avoine.

Non, ce n’est pas si vrai
que le couloir soit à l’oubli
quand on regarde de plus près,

quand on prend le temps de dévisager les formes,
de les sortir un peu de leurs
poussières d’antan, quand on s’exerce
pour commencer
à frotter de la main vaillante
le chiffon humide
contre les parois vitrées
sous lesquelles
les ancêtres ont élu
leur installation provisoire.

À mesure que les yeux
sortent de leur buée,
une entaille de silence se forme,
un trou
à contre-temps,

on devine qu’il y a quelque chose à voir
comme à l’autre bout d’une digue,
mais on ne sait pas quoi,

un peu oiseau qui fait retour, un peu
bascule rendue possible d’un bord à l’autre,

métamorphose
sous les yeux
du même monde
déjà là.

Pour cette fois,
ôter enfin ses masques, ses habits,
ses accoutrements de saison conforme,
devenir nu sans ignorer les draps,
se laver dans une eau de rivière
dont le courant fantasque
porte dans tous les sens,
se mettre en mouvement
pour que s’échappe la spirale,

cette fois
quelque chose s’ouvre
à cœur révélateur
qui n’a pas encore reçu
la promesse de phrases
pour allumer la lampe,

mais déjà pose sur la vitre
un grain de lumière qui tremble,
et on ne sait quoi encore prononcer,

on pourrait dire seulement
le pont
suspendu
d’un poème.
Mes ancêtres.

C’est comme ça que je les appelle
quand j’entre en possession provisoire,
quand je valse de l’avoir à l’être
près des cimaises invisibles.

C’est comme ça
que je me bariole de nouveaux attributs
pour voir à quoi ils me ressemblent,
mes ancêtres.

Avec eux, je me dis en songe
que je finirais bien par
constituer une principauté
ou former un archipel
ou, plus troublant encore, partir aux champignons.

Et me souvenir du présent.

Mais le compte n’y est pas encore,
ni l’arrondi des yeux.

Mes ancêtres.

Je les ai vus dans leur couloir de préférence,
un matin qu’on dirait
comme un autre.

Quand l’escalier descend
vers la buanderie,
où tournent les tambours des machines,
il y a le couloir encore,
un peu plus loin,
bordé de livres, de trophées, de classeurs,
de gestes oubliés dans les recoins
qui se morfondent,
sans appel d’air.

Il y a le couloir à passer pour accéder au jour.

Plain-pied du seuil,
tiges qui palpitent,
flèches d’oiseaux, scènes
d’insectes, fleurs et jouets, poupées chiffons
d’épouvantail, verres qui trinquent,
c’est le dehors
qui appelle de la tête aux pieds,
un matin de plus
parti refaire le monde,

mais avant le dehors,
le couloir à passer
fait signe, cette fois,
qu’il y a une place à trouver pour lui
dans la suite des temps refoulés,

une vague à part de la mer,
on dirait.

Ainsi débarquent mes ancêtres.

Certains,
a dit ma mère
qui raconte inlassablement
en tournant le moulin à poivre,
certains sont nés,
une cuillère d’argent dans la bouche,

trop étroite pour boire cul sec
le tsunami du monde,
et ça leur colle encore
à la lèvre du haut,

d’autres presque héroïques
se sont fait tirer le portrait sur commande,
pour mieux poser
dans la fameuse grande Histoire
avec sa hache en travers de la route,
et se sont effacés en premier
brûlant la politesse
au peintre bienfaiteur.

D’autres encore ont passé sous l’éteignoir,
ils portent des perruques grotesques
difficiles à trouver
chez le marchand de couleurs.

Ceux-là n’ont pas grand-chose à dire,
pas de vieilles lunes à raconter,
sauf commérages, cancans à l’encan,
pelotes à dévider
pour coin du feu qui ne prend
pas vraiment dans la cheminée,

ils sont aussi à égalité de morne usage
les ennuyeux, les ennuyeuses
qui n’ont pas même songé
pour égayer leur vie
à réinventer l’eau tiède.

Et il y a aussi, plus enfouis,
les foutraques qu’on ne doit
pas montrer ou seulement
dans certaines scènes où ils prennent
leur bain de bébé, fesses encore roses
dans le bath-tub
avant la cloche du repas,
les foutraques, ceux qui sûrement
proviennent d’autres gênes,
d’autres familles rapportées,
et se sont juste trempés un instant
parmi celles, il faut juste le croire,
d’où je suis né.

Point à l’endroit, point à l’envers
dans la lignée.

Je les vois, mes ancêtres,
dans une légère brume.

Je les vois
quand ils se donnent la main
en grand désordre,
farandole à l’arrêt
sous le cliché du photographe
qui prépare déjà ses plaques de verre.

Ils semblent sortir tout juste
de leurs réserves
comme les bouteilles longtemps oubliées
derrière les autres
sur une clayette du cellier.

Ils ont l’humeur à découvert.

Ils vont
en file indienne,
dans leur monde carnaval,
ils sont numérotés
avec figures manquantes,
peut-être passés à l’enregistrement
du Nautonier, puis à celui des anges,
avant de s’affranchir des frontières convenues,

et je les aperçois en clair obscur,
revenus indemnes du salon sang et or
où le samovar attend encore l’heure du thé.

Et ce sera bientôt cérémonie de fête
comme on la jouait au mois d’août dans l’enfance.

La petite troupe des cousins, cousines,
se groupe dans le vestibule
puis se forme en rang d’oignons,
avance jusque devant la porte
pour embrasser l’élu du jour
qu’on a laissé tout seul dans la bibliothèque
en fausse pénitence.

Chacun son paquet-cadeau, chacun sa fleur,
dahlia, gueule de loup, œillet d’Inde, zinnia,

et une provision de pétales
pour écrire
les lettres du prénom glorieux
sur la grande table de l’anniversaire du soir.

Dans le couloir aux ancêtres,
au début, je ne vois pas grand monde,
tellement les meubles ont envahi
la longue pièce obscure,
tellement les pages ont grimpé
pire que le lierre, jusqu’aux corniches
du plafond.

Tout en haut de l’échafaudage des temps
sévit
le buste inquiétant de Beethoven,
l’intrus mouvementé,
bronze lourd, crinière au vent,
juché sur une tonne de partitions.

Et pourtant peu à peu, à force de les croiser
sur les murs qui montent aussi les étages,
à force de ne pas les saluer
ou seulement de biais pour ne pas
risquer de manquer
la marche à suivre des jours,
quand je m’essaie au temps présent,
peu à peu, ils installent leur place,
mes ancêtres,
ils m’imprègnent
de leurs façons de taiseux,

j’apprends à vivre à leurs côtés,
j’apprends qu’ils sont là, même
aux grandes heures où je révise mes leçons
pour me jeter en toupie dans le vide.

Ils me regardent, évidemment,
mes familiers de compagnie,
bien avant que je les regarde, moi,

ils me voient quand je m’empêtre,
quand je me débroussaille
ou que je m’excave,
quand je tente mes grandes envolées
et brusques atterrissages en catastrophe.

Ils prennent note, sûrement
dans leurs carnets à spirales.

Ils me nourrissent, à leur manière,
mes étranges de compagnie,
m’apportent
ma pitance de pérennité
quand je suis à la diète
des beaux élans de l’aujourd’hui.

Et j’apprends peu à peu,
d’un jour à l’autre, d’une nuit la suivante,
toute une vie ainsi,

j’apprends à les voir revenir vers moi,
à entrer dans mon intérieur,
à soulever les rideaux, épousseter les draps,
jouer des doubles fonds
ou miroirs déformants,

ils viennent, mes ancêtres,
n’hésitent plus désormais à venir
se décoller du tas d’obscur.

Peu à peu, ils se montrent,
même si ce n’est pas le grand jour plein soleil,
ils cisèlent un détail sous mon regard,
petite manne fortuite
qui tomberait d’un nuage au désert,
pour que tout me surprenne,
tout m’émerveille,
que pleuve sur ma ville une bénédiction,

ils plaident en faveur
du dialogue miracle entre prétendus morts
et prétendus vivants,
une langue faite de caractères inconnus,
de signes d’air
toujours en devenir,
à mettre du chahut
sur les agendas de l’année en cours.

Mais qu’ont-ils à me faire savoir
que j’aurais mis de côté
pour ne pas avaler de travers ?

Que me rapportent-ils de leurs périples
qui me fera tenir sur le fil,
passeur précaire au milieu
des antiques porteurs de torches ?

Il s’agirait
d’allumer un très rare alphabet,
comme on reçoit l’or intact
dans les yeux des enfants.

Ainsi commence le défilé des ancêtres, la ronde
des silhouettes à peine vues et sitôt évanouies.

Ils ou elles, en rangs serrés, que je salue,
gnome incertain, sonneur de cloches
au mariage mérovingien,

sainte de Florence
à la peau brune pétrifiée,
qui ne se nourrit que d’orties
et tombe en ravissement d’extase,

les trois peintres de Laon
et leurs deux frères, Le Nain fecit,
couleurs de la terre et du temps
dans l’atelier à plusieurs mains,

et lui,
le botaniste qui invente
l’ordonnancement des plantes
et rapporte le cèdre dans sa malle à voyages,

et elle, la première amoureuse,
celle pour qui Ferenc Liszt
prolongea bien tard ses leçons de piano.

Et cette autre, princesse palatine,
qui accepte pour le même virtuose
le bannissement et
ne vivre qu’avec dix doigts,

cette autre encore, petite baronne des îles,
confidente de l’abbé, croyant épouvantail,
qui s’insurge contre ceux qui vendent
des parts de ciel,

plus près, fumant sa pipe,
le général irrévérencieux
pris entre conscience et devoir
qui d’un coup de revolver sur la tempe
va résoudre en noir déchiré
son dilemme,

et lui, le compositeur des magies,
cognant, dans sa petite enfance,
les cuivres casseroles à la cuisine
pour leur faire rendre des sons
qui ouvriront plus tard les Vêpres de Monteverdi,
tous là, mes préférés, survivants des tiroirs.

Je vois alors mon père
armé d’un pas pesant,
frappant le sol avec ses deux souliers cloutés,
je vois mon père
qui passe résolu devant moi,
tout à sa mission dont j’ignore le sens,
mon père
qui fait ses mille allers-retours
dans la salle aux archives
où depuis des temps immémoriaux
il a caché la clef des clefs.