D’un poète à l’autre : résonances

Entretien avec Dominique Sorrente et Guillaume Decourt

par Anne Lofoten

Dans une époque propice aux morcellements, et à l’excitation des instants, il est précieux de rencontrer deux poètes nés à presque trente ans d’intervalle. Surtout quand chacun est curieux de l’univers de l’autre, qu’ils aiment tendre l’oreille et déplacer le regard sur la vie sans restreindre l’horizon. Dominique Sorrente est le patriarche du duo. Arrimé à Marseille, tout en revendiquant un autre ancrage en Vendée du sud, il n’a cessé d’avancer en poésie, à l’écart des modes. Chez lui, le goût de l’émerveillement, la fibre troubadour coexistent avec le sens de l’insolite, le goût pour l’énigme, la passion grave et souriante « d’ivre vivant ». Guillaume Decourt, pianiste de formation, vit entre Paris et Athènes. Il écrit des séquences vues, éprouvées, traversées comme en chemin. Un goût des aventures elliptiques avec ce qu’il faut d’humour pour détourner le vertige d’exister.

Les mêmes questions ont été posées à chacun. Écouter leurs témoignages, c’est découvrir un lien réjouissant de poète à poète, d’une génération à l’autre. La poésie en fil rouge entre hier et demain, pour ces deux coureurs de relais.


Quelle que soit la génération à laquelle on appartient, il y a toujours le moment des commencements. Dans quel contexte, à quelle occasion la rencontre avec la création poétique vous est-elle venue ?

GD : Il me serait difficile d’isoler un moment précis. Je me souviens d’avoir été ému, aux alentours de quinze ans, par des poèmes mis en musique par Georges Brassens et Léo Ferré. « Si le Bon Dieu l’avait voulu » de Paul Fort, ou « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », dont le titre original est « Bierstube magie allemande », de Louis Aragon. Certains vers me sont restés. Je les rappelle encore à moi souvent, comme des modèles d’efficacité : « Je n’avais amour ni demeure/Nulle part où je vive ou meure/Je passais comme la rumeur/Je m’endormais comme le bruit ».

Ensuite, au même âge, la lecture, bien entendu. Des poèmes très simples de Jacques Prévert dans Paroles, d’une clarté cinématographique. « À jeun perdue glacée/Toute seule sans un sou/Une fille de seize ans/Immobile debout/Place de la Concorde/A midi le Quinze Août. » Ou « L’Union libre » d’André Breton, et son « ma femme au sexe d’ornithorynque », qui me semblait limpide, alors même que je ne savais pas ce qu’était un ornithorynque et que j’étais encore vertueux. C’est sans doute pour essayer de faire aussi bien que ce qui me semblait indépassable que « je m’y suis mis », comme on dit. Ce n’est toujours pas gagné.

DS : Privilège de l’ancienneté, né au milieu du dernier siècle (!), je me souviens d’un moment de césure dans ma jeunesse. Le bac littéraire et l’Université en Sciences économiques à 17 ans. Une chambre à La Villa Désirée (la bien nommée) à Aix-en-Provence. Tout a éclaté d’un seul coup. La digue s’est rompue avec la scolarité admirable et épuisante de dix années passées chez les Jésuites à Marseille. Une part souterraine de moi réclamait une forme d’insurrection. Les ingrédients : un premier élan amoureux, cheval fou, venu se perdre dans la Liffey à Dublin pendant l’été 1970, la rencontre d’un moine medium à l’abbaye d’Aiguebelle, et puis le personnage extravagant sous cape noire de mon frère aîné en poésie Christian Gabriel/le Guez Ricord déjà traversé par ses anges. Je l’avais rencontré avec mon complice d’alors, Michel Orcel, qui faisait ses premières armes littéraires. Je me souviens avoir badigeonné les murs de ma chambre de formules poétiques d’ivresse bue. Mes alliés en livres s’appelaient Rimbaud en rouge et Nietzsche en vert foncé, collection Poètes d’aujourd’hui Seghers. Cette année-là, j’ai écrit sans me retourner des « à la manière de… » qui allaient de Villon à Boris Vian, d’Apollinaire à Henri Michaux. J’ai aussi composé mes premières chansons avec une guitare de fortune en autodidacte basique. Brassens, Leonard Cohen, Nougaro, Paco Ibanez me faisaient me lever d’un bon pied. Jung aussi m’ouvrait à l’inscription des rêves avec son Alchimie et Poésie. Quelque chose se soulevait…Plus tard, une psy m’a gentiment indiqué que ma pratique de la poésie m’avait bordé contre la pente de folie. J’ai pris note…


Certains auteurs ont pris le parti de creuser un sillon dans la longue durée. Vous avez en commun, l’un et l’autre, de ne pas être des obsessionnels, des écrivains monomaniaques dans votre relation avec l’écriture. Vous vous intéressez à d’autres pratiques artistiques, d’autres explorations du réel. De quelle façon pour vous se fait l’irrigation entre la poésie et la vie dans ses variations au quotidien ?

GD : J’aurais envie de vous répondre « naturellement ». Et c’est que je vais faire. Il me semble que le poème permet de rester fidèle à sa disposition du moment. Et d’aller aussi plus spontanément sur le motif, si l’on admet que le poème se fonde sur la fulgurance plus que sur le développement. Il faudrait tenter de définir ce qu’on entend par « quotidien ». Je me souviens d’un entretien de Christian Bobin dans lequel il affirmait qu’il n’y a rien d’autre que le quotidien. Qu’il n’y a rien d’autre que nous puissions connaître véritablement. Lorsqu’on parle de « poésie du quotidien », le terme « prosaïque » apparaît souvent, à tort, selon moi. « Ce qui se produit chaque jour » me semble être la matière la plus noble du poème. Je songe à cette phrase des Causes célèbres de Jean Paulhan :

« Mais comment parvenir, se disait Robert,
à voir du premier coup les choses pour la seconde fois ? »

— Jean Paulhan

On pourrait procéder à un renversement d’accord, comme on le dit en musique, et se demander « comment parvenir à voir la seconde fois, les choses du premier coup. » Dans le meilleur des cas, la poésie le permet.

DS : Je reconnais qu’il y a quelque chose de fascinant dans les œuvres qui construisent un monde presque en concurrence avec celui que nous éprouvons au quotidien. C’est une pratique à visée totalisante dont on dit volontiers qu’elle ne manque pas de souffle. La Jérusalem délivrée du Tasse, la Divine Comédie de Dante, l’épopée finnoise du Kalevala…Ce sont des continents grandioses. Mais la vérité est que je suis incapable d’entrer dans ces univers, tout comme dans Le Seigneur des anneaux, d’ailleurs. Au mieux je les frôle. Sans doute parce que j’ai la hantise des enfermements, des mises sous contrôle, et aussi, tout simplement, que je ne sais pas lire en volumes. Comme les chats, je procède par des allers-retours brefs du dehors au-dedans ou l’inverse. J’aspire à être de plain-pied avec la vie, telle qu’elle se donne en ses variations incessantes. Des haltes et des déplacements. Mes livres sont en cela des balises, des pierres de traverse pour la rivière.

Pour le dire autrement, la poésie ne me fait signe que si elle remue du vivant soit à l’intérieur même du langage, soit dans le va-et-vient entre le terreau de sensibilité et les mots.

Le formalisme desséché n’est pas ma tasse de thé. Heureusement je préfère nettement le café.

Quant aux autres gestes artistiques, la musique, la peinture, la sculpture, par exemple, ils sont justement des « alliés substantiels » parce qu’ils m’apprennent des accès au réel qui ne prennent pas leur origine dans les mots. Il y a alors là un double plaisir et travail possible : se mettre à la disposition du monde de l’autre et aussi, parfois, proposer des échos ou résonances dans le champ des mots. C’est ce que j’ai fait avec le musicien Lucien Guérinel jadis, ou les peintres Gilles Bourgeade, Anne Slacick ou Luce Guilbaud par exemple. Les neurosciences nous éclaireront sûrement un jour sur ce qui se passe en secret dans ces exercices étonnants qui nous importent tant.


Traditionnellement, le livre était le lieu du poème, les revues papier des occasions de rencontres d’écritures différentes. Depuis le début du XXIème siècle, on assiste à une véritable mutation des supports (comme on dit aujourd’hui) et des canaux. Quel regard portez-vous sur cet éclatement ? La poésie devient-elle selon vous plus accessible ou plus volatile ? Les poètes sont-ils voués à la dispersion ?

GD : Il me semble que le poème a pour lui la force de la mémoire. C’est-à-dire qu’il peut se passer de support, se transmettre de façon orale, se chanter, se dire par cœur. Il peut exister par la parole. C’est une force qui lui est propre. Je ne crois pas que les variations de support puissent ébranler les fondations. Ils ne rendent pas, selon moi, la poésie, la musique, ou la peinture plus accessibles ou plus volatile. Tout est là. Le saisir demande toujours un effort. Et la poésie n’est pas fragile. Elle ne s’efface pas, même dans les temps les plus difficiles. Je songe à certains poèmes du poète russe Nikolaï Oleïnikov qui se sont transmis par samizdats bien après son exécution. On les trouve aujourd’hui traduits en français.

DS : Dans Mandala des jours qui date de 2007, un de mes textes s’appelle « Les amphibiens ». Certains ont cru que j’allais parler de l’aventure des grenouilles, mais non.

Il s’agissait juste d’un petit condensé sur la façon dont la poésie s’était manifestée à travers les siècles. Parole première, celle de la récitation des voix, puis signes sur la page écrite avec l’invention de l’imprimerie, et maintenant notre temps de métamorphose où le réel interroge son double. Il y a de quoi, en effet, être troublé par ce basculement que j’ai connu pleinement dans mon expérience littéraire. La revue « papier » Sud (1970-1997) a été mon lieu d’ancrage collectif. L’imprimerie de Cheyne défendait l’objet-livre qui résiste dans la durée. Avec le Scriptorium, depuis 2000, j’ai voulu proposer un nouvel espace plus fluide des accès à la poésie, ce que j’ai appelé des « gestes poétiques ». Aujourd’hui, la poésie circule par tout un ensemble de canaux ; on peut avoir le sentiment d’être un peu perdus devant toutes ces offres, mais c’est aussi une chance pourvu qu’on trouve les perles. Il y en a dans les podcasts, par exemple…

Quant à la disparition des poètes, il est bien possible que dans la représentation commune, un bon poète continue toujours d’être un poète mort. Mais il y a heureusement aujourd’hui d’autres façons, en allant au contact des gens, hors des cénacles réservés.


L’état du monde conduit le plus souvent à des paroles de gravité auxquelles la poésie est habituée. Beaucoup de productions sont de cette veine. Or, l’un comme l’autre, vous avez ceci de commun dans vos écrits de garder le lien avec l’humour, la part souriante. Cela vous semble-t-il compatible avec l’idée que l’on se fait de la poésie ?

GD : Votre question est dangereuse car elle incite à parler d’humour sérieusement. Ce qui pourrait nous faire perdre des clients. L’humour a toujours traversé la poésie française. J’aurais presque envie de vous dire qu’elle en est le fondement. Je pense à Villon. Même Paul Claudel ou René Char savaient parfois être drôles. Aujourd’hui, des poètes comme Gilles Ortlieb, Jérôme Leroy ou Murièle Camac n’en manquent pas. Mais faut-il opposer l’humour au tragique ? Une phrase de Barbey d’Aurevilly m’a marqué. Elle est extraite, je crois, de ces Memoranda :

« La poésie, c’est la distance. »

— Barbey d’Aurevilly

C’est dans cette distance, peut-être, qu’apparaît le sourire. Un très beau titre d’Henry Miller dit tout cela mieux que je ne saurais le faire : Le Sourire au pied de l’échelle.

DS : Entre l’humeur chahuteuse du clown, la lente sagesse des arbres et la sainte folie du baiser, n’hésite pas un seul instant, choisis les trois. Pardon de me citer… Il me semble que tant qu’on a le goût du pas qui se prend dans le tapis, de la dérision d’un Jules Laforgue ou encore des étonnements à la Henri Michaux, on peut espérer éternuer de façon intéressante. C’est peut-être d’abord cela que j’ai senti chez Guillaume Decourt. Lire ou écrire un poème au sourire communicatif : la fête !

Entretien recueilli par Anne Lofoten
(novembre 2024)


Guillaume DECOURT est né en 1985. Il partage son temps entre Paris et Athènes. Il a publié treize livres de poèmes dont: À 80 km de Monterey, Æthalidès, 2021; Le Bonjour de Christopher Graham, Æthalidès, 2023 ; Lundi propre, La Table Ronde, 2023 ; Un temps de fête, La Table Ronde, 2024.

Ses poèmes ont été traduits en une dizaine de langues. Il collabore à de nombreuses revues et donne des lectures dans des festivals en France et à l’étranger. Il a reçu le prix Max-Jacob et le prix Lucette-Moreau en 2024.


Dominique SORRENTE né en 1953, vit à Marseille. Il est l’auteur d’une vingtaine de titres, notamment chez Cheyne éditeur et MLD, récompensés par de nombreux prix. Son anthologie personnelle Pays sous les continents, un itinéraire poétique 1978-2008 (éditions MLD), a reçu le prix Georges Perros.

Son œuvre aux registres variés (poésie, chansons, chroniques, micro-fictions) se présente à la manière d’un journal de bord. Une voix où la veine troubadour n’est jamais absente. Il est également un « passeur de poésie » notamment à travers l’association Le Scriptorium qu’il anime depuis l’an 2000. En 2024, Frioul entre île et aile, Jacques Flament éditeur.
Blog : scriptorium-marseille.fr


Poèmes

Résolution

Finie
la mascarade des accablés.
C’est l’heure de tomber
du bon côté de la biscotte,
l’heure d’affoler le chat noir
avec une escouade de souris insolentes
et de subtiliser l’échelle
sous laquelle passe la fatalité poussiéreuse.
Si tu as mal au pied, fracasse ton épaule,
dit le conseil du jour ; tu verras
comment blêmit ta première douleur.
Pour le reste, écoute
et regarde
et surtout respire,
respire ce brin d’herbe, en répétant avec l’écho :
ceci est ma première volonté.

Pays de mon père

Pays de mon père,
vieux cheval en papier mâché
devenu aussi introuvable que sa collection d’autographes.
Il s’enfonce dans le temps
où chaque souvenir s’emboîte au précédent.
Quand il sera l’heure pour lui
de réveiller la pendule délaissée du salon,
il reprendra où il l’avait laissé
le récit pathétique de 1911,
Scott agonisant de faim et froid sur le retour du Pôle Sud,
Amundsen, triomphateur en Tasmanie.
Puis il lancera jusqu’au sous-sol l’effrayant monte-charge
des rituels d’enfance.
Du garage
où s’extirpe la Simca Régence,
je guetterai
à la sortie de l’immeuble
l’avènement de la lumière,
un rare petit morceau de vie
étincelant
jailli hors des archives obscures.

— Dominique Sorrente


Barbier

Il faut de la patience pour obtenir une moustache digne du cartel de
Medellín. Ce n’est pas aussi simple qu’on l’imagine. Il faut manier
des instruments de précision. Avoir une grande capacité de décision.
Se donner de la peine. Quelques millimètres trop hauts, on se retrouve
à Carthagène, quelques millimètres trop bas, on termine à Manizales.
Mieux vaut savoir prendre son temps. Rien ne presse.

Cocotiers

Les cocotiers me font quelque chose. Qu’y puis-je ? Ils montent
tranquillement dans le ciel bleu. Rien ne les oblige. Les cocotiers
m’émeuvent. J’ai grandi parmi eux. Se hisser jusqu’à leurs noix comme
un autochtone constituait toujours une épreuve. Et je m’en sortais
honorablement. Toutes les dernières études le confirment : être ému
par les cocotiers est le signe d’un grand raffinement.

— Guillaume Decourt


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